CRÉER DANS TOUS
LES CHAMPS DU NUMÉRIQUE
Isabelle Moisy
interview, Etapes n°224
Artiste, collaborateur de la revue “Poptronics” et commissaire d’exposition, Pierre Giner passe avec aisance d’un domaine à l’autre dans le champ du numérique: jeux vidéo, interfaces mobiles, installations interactives, datavisualisation ou sites internet.
ISABELLE MOISY : Comment êtes-vous venu au numérique ?
PIERRE GINER : Je vous préviens, je pars dans tous les sens. J’ai commencé à faire du numérique comme j’aurais fait du cinéma quand il n’y avait que le cinéma. Quand il y a un outil qui manipule des images, des contenus lambda ou d’expres- sion, les artistes doivent s’en saisir. J’ai l’impression d’avoir fait ce travail parce qu’il fallait le faire.
IM : Est-ce un intérêt soudain ou le fruit d’une longue réflexion ?
PG : Oui, pour de vraies raisons. Cela correspond à une révolution économique, accompagnée d’une révolution des usa- ges, de la circulation, des contenus, des formes et des relations. En tant qu’artiste, c’était problématique, car cet ensemble numérique s’oppose au système de l’art tel qu’il est pratiqué et pensé en France : il n’y a pas d’unicité de l’œuvre, mais une multiplicité de formes. Cette opposi- tion peut également naître à terme avec le travail d’un artiste quand il se situe dans un système de diffusion des œuvres. Je crois que l’œuvre n’est intéressante que si elle participe de la vie. Je ne sais pas si je suis artiste numérique, c’est une question qui ne m’intéresse pas. C’est has been de penser le numérique comme spécifique ou comme spécificité. Le numérique est partout : nous avons tous des téléphones, nous regardons tous la télévision, nous sommes tous ou presque connectés à Internet. Il y a une population mondiale de l’Internet, et c’est probablement la plus grande commu- nauté au monde. Ce qui m’intéresse, c’est la superposition des mondes et des états, le fait d’être ici et ailleurs, d’être seul et d’être ensemble. Il y a une histoire de la réplication. Le monde s’augmente et se réduit dans la même temporalité. C’est une his- toire des vitesses, une histoire des échelles, une histoire des mises en rapport. L’histoire des vitesses dans les images, par exemple, une histoire des images par la vitesse, soit comment passe-t-on du tableau à la photo, puis au cinéma et au jeu vidéo. Il y a aussi une histoire des flux qui vient s’additionner à cette réflexion. Quand le train a été inventé, tout le monde pensait que c’était extrêmement dangereux et que le corps n’y résisterait pas. Après l’invention du train a suivi celle du cinéma. Lorsque nous sommes dans le train, les images défilent. Quand l’escalator a été inventé, il était au départ partie prenante d’un système forain. Nous ne savions pas encore à quoi il servirait, c’était juste une attraction qui permettait de monter, descendre, monter, descendre. Finalement, le moment où les choses prennent du sens, c’est quand il y a de la connexion, du lien, de la filiation. Le numérique s’est développé comme une bulle supplémentaire, une bulle qui ne servait à rien puis qui a explosé. Aujourd’hui, nous pou- vons vivre le manque du numérique, c’est assez intéressant. Le numérique n’est pas si différent de ces exemples, c’est seulement l’incarnation d’un espace spéculatif. Le lec- teur était considéré comme perdu au mo- ment de l’invention de la fiction, comme le joueur l’a été avec l’arrivée des jeux vidéo, cet autre monde duquel il ne pourrait plus s’échapper. Le monde de l’illusion le capterait, le disjoindrait. Cette disjonction est d’ailleurs intéressante, elle est l’extension de l’humain qui vit à l’échelle de son corps et à l’échelle de son corps augmenté. Ces jeux d’échelles, entre grand et petit, loin et proche, posent systématiquement problème au monde actuel. Que faire de l’individu, du collectif ? Il y a eu usure des rôles. Tout est à refaire.
IM : Même si nous arrivons à un stade d’usure, nous l’avons vu dans l’histoire, l’homme n’a de cesse de se réadapter et de créer.
PG : C’est l’histoire de l’humanité, l’homme reprend possession de ce qu’il y a à dispo- sition et invente des dispositifs dont il n’a pas “encore” conscience de la capacité. Il doit faire des essais. La nouvelle société est une société du laboratoire. Si l’individu est émancipé et complètement libéré, il peut s’exprimer et s’expérimenter. C’est une grosse difficulté, car il a peur et trouve cela instable. La sophistication de nos sociétés est plus problématique à gérer que la simplification de nos sociétés. Il est toujours plus simple de recommencer à zéro ou de réinitier les choses plutôt que de réinventer dans la continuité.
IM : Dans réinitier, il y a “créer” ?
PG : Oui, l’idée de créer dès le départ, c’est très difficile. Nous sommes plutôt dans des recompositions permanentes de l’humanité et de la société. Il est évident que la notion d’individu joueur est devenue fondamentale avec l’arrivée des jeux vidéo. Jouer est une action, ce n’est plus seulement une sorte de détour, d’abandon de responsabilité. C’est un type d’exercice lié à la liberté, à l’instruction et à l’individu. Jouer, c’est aussi le fait de recomposer pour tester. Il y a là une nouvelle dimension, une introduction à la distance induite par la superposition de deux modes, qui nous installe dans une position engagédésengagé. J’ai beaucoup travaillé sur les jeux vidéo, au-delà du fait que cela m’intéresse, car ils sont inscrits dans une nouvelle économie de l’image.
En effet, si des personnes s’installent devant des jeux vidéo aussi longtemps, c’est que quelque chose s’y raconte pour les retenir ainsi. Cette nouvelle position du joueur
est très importante dans son rapport à la culture, à l’histoire. Il s’agit plutôt d’un rapport d’expérience qu’un rapport au lu- dique. J’ai travaillé pour une série d’expo- sitions sur les jeux vidéo. La première était celle pour le CNAM, où la question était non pas d’avoir un avis sur le jeu vidéo, et c’est pour ça que j’ai pris la commission de l’exposition, mais de commencer par le faire vivre. Ce qui m’intéresse, c’est d’être pris au milieu de points de vue afin de me faire mon propre point de vue, sociétal et contemporain, plus qu’académique d’ail- leurs. C’est encore une histoire d’échelles, à plusieurs points de vue. Il y a un entraî- nement de l’humain à la perception, à la réception de l’information en mode multi canal, à la détermination et à l’identifica- tion.
IM : Cette notion de joueur est très forte dans une pensée actuelle du numérique. Parce qu’il fait partie de communauté(s), parce qu’il est connecté, parce que quand on pense aux jeux vidéo, on pense aux joueurs, on pense utilisateur mais on ne pense plus usage, commercialisation ni produit. On pense expérience de l’utilisa- teur, au-delà des jeux vidéo. Qu’en pensez-vous?
PG : Même pour l’art, c’est un problème de penser à l’utilisateur. L’idée d’usager de l’art inverse la relation en admettant qu’il y a du besoin dans l’objet d’art, ce qui le désacralise complètement. C’est pourtant la dimension d’usage et de besoin qui est importante dans l’art, mais je ne sais pas si les œuvres sont importantes.
Pourquoi il y aurait de l’art ou il n’y en aurait pas ? Je ne sais pas dans quelle mesure l’art contemporain est nécessaire, mais s’il n’y a pas d’art, je m’ennuie. Tout comme le futur, je crois au futur, s’il n’y en a pas, je m’ennuie aussi. Le fait de se projeter est très important. La lecture de l’histoire devrait toujours se faire de ma- nière contemporaine. Le fait d’introduire de la valeur dans l’histoire est une absurdité.
Il n’y a pas de valeur, mais des moments d’activité, d’excellence. L’art en est le témoin. Le renouvellement des rôles est très important pour la société. Le fait d’aller quelque part et de supporter d’être consi- déré comme étranger m’intéresse. J’adore ce sentiment d’être étranger. J’ai fait des films uniquement en circulant à l’étranger. Lorsque j’étais au Japon, j’ai construit des films à partir de 8 000 séquences vidéo aléatoires. C’est intéressant, les artistes du numérique existent uniquement parce qu’il y a un matériau du numérique et qu’il y a du numérique : les bases de données, les textes, les images, les sons... Le numé- rique entre dans la vie quotidienne, offre la possibilité d’archiver, de relire différem- ment le cours des choses, on est obligé de se demander quels sont les matériaux, le contenu ? qu’est-ce qu’on collecte ? À quoi il sert ? Comment le numérique fait revue ? Comment publie-t-on et gère-t-on le contenu directement ? La question, effectivement, est celle de l’espace public, où les médias qui ne sont pas identifiés comme des espaces publics le deviennent. On devrait définir l’individu comme élément circulant au milieu de ces informations. Il faudrait aussi davantage parler d’interactions plutôt que d’interac- tivité. Il y a de nouveaux objets que l’on n’a pas vu encore ou que l’on a du mal à cerner, ils sont connectés. Ils remettent en cause les notions de bord, de frontière. Cela participerait de leur nature d’imagi- ner qu’ils sont extensibles. C’est une notion évoquée dans le design des seventies. Le bord s’atténue et devient une interface. Il y a des porosités qui s’établissent. Qu’est-ce qui se passe si cette surface devient écran ?
On est entre la membrane et l’écran, ce qui nous sépare de l’autre et ce qui s’affiche, c’est ce qui nous permet de communiquer.