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ÇA DURE UN PEU

Installation interactive site web et flipbook,

La Chambre Blanche, Québec

CCC, Tours, 1998 

 

1998, autant dire la préhistoire d’Inter- net, ce moment où, fasciné, le monde se découvre interconnecté et fait grésiller ses modems pour explorer ce nouveau terri- toire numérique. Le réseau est massivement investi, les pages personnelles clignotent de dizaines de GIF animés. Et les artistes, bien sûr, sont déjà là.

Pierre Giner est l’un des premiers en France à avoir créé une œuvre immaté- rielle en ligne. «Ça dure un peu» n’a rien d’une pièce ordinaire, c’est un site web qui semble rudimentaire (un titre, une image): lorsqu’on clique sur la cigarette, elle se consume. Alors qu’on pensait s’en griller une tranquille, la voix de l’artiste se fait entendre et raconte brièvement un fait divers. Des histoires de corps souf- frants, des histoires de morts violentes. En fumant cette cigarette virtuelle, nous voilà face aux brûlures du monde, pris au piège de ces histoires glauques et de cette ciga- rette dont on sait qu’elle se finira sur un drame.Alors, on en rallume une, un peu gêné dans cette position de voyeur, déjà une figure archétypale du Net.

Pierre Giner ne fait pas que réinventer la pause cigarette à l’heure numérique ou annoncer les placards «Fumer tue» qui orneront les paquets quelques années plus tard. «Ça dure un peu» développe un langage propre au réseau, une interactivité anticipant la manière de communiquer à distance qui triomphera plus tard avec les vidéos virales.  

Annick Rivoire

RIRA BIEN QUI RIRA JUSQU’AU BOUT
Ami Barak

Une cigarette se consume inexorablement du bout jusqu’au filtre en un mouvement rythmé. La cendre ne tombe pas. Elle est là comme un alibi, défiant les lois de la gravitation terrestre, témoin des aléas de la sculpture contemporaine. Le principe de la forme est respectée car elle doit façonner l’objet comme un totem. A chaque ciga- rette brûlée correspond un texte. Un fait divers tel que véhiculé quotidiennement
par la presse et puisé parmi les dépêches d’agences. Chaque petite histoire raconte une mort, un décès plus ou moins violent, plus ou moins hilarant, plus ou moins pa- radoxal et qui détonne à chaque fois. La cigarette du condamné, c’est ce qui vient à l’esprit sans trop tarder. Le mariage du texte et de l’objet est parfait et le fonctionnement impeccable, inexorable pourrait-on dire. Mais surgissent aussi des avertissements obligés du genre : “ fumer provoque des maladies cardio-vasculaires ”. La redite n’a ici rien de redondant, elle ne fait qu’in- diquer la vacuité et le simplisme de cette mise en garde. Nous savons qu’en réalité elle n’alerte personne et n’empêche pas le fumeur de continuer à s’empoisonner. Et du temps à autre, la plaisanterie aussi fait surface. Un humour noir, assassin, il faut bien le dire. Avec une marge appréciable d’absurde. Le paramètre attitude est en place et la critique acerbe est sans pitié. Elle vise notre environnement surmédiatisé, le nivellement par le bas que les médias en- treprennent systématiquement. Elle vise cette propension post-moderne qui veut annihiler toute hiérarchie des valeurs. Mais au-delà de cette dimension critique, volens nolens, l’oeuvre cache astucieusement un autre jeu. Car chaque parabole ressuscite à chaque fois le quotient vie, bien calé et sans pré- tention dans sa page de texte grâce à cette technique simple mais productive qu’est le mécanique plaqué sur le vivant, selon la vieille formule bergsonienne. Dans la tradition duchampienne, le fais divers est un ready-made bien particulier. Il récuse d’em- blée toute esthétique formelle et racoleuse et garde un attrait irrésistible car il est par définition décalé. Son choix éditorial n’est fiable que grâce à ce clin d’oeil entendu.

Il ne trouve sa place dans les colonnes de la presse que parce qu’il est distancié. Le rédacteur sait que le lecteur sait qu’il n’est même pas question de détournement ou de récupération. Mais qu’il s’agit de dis- tanciation à l’état pur. D’un acte artistique implicite sans prétention. Qu’on lui raconte quelque chose dont l’importance n’est pas dans l’événement mais dans sa morale sans nom. Dans son enseignement biaisé. Et c’est là que Pierre Giner réussit son coup. A la manière hitchcockienne il assure une deu- xième chute à une assertion qui n’est cen- sée être consommée qu’une seule et unique fois. Le réemploi salutaire. Le hors contexte qui remet le contexte à l’heure universelle.

Rappelons nous aussi les avatars de la communication luttant contre le tabagisme faisant face à la machine de guerre, aux moyens et surtout à la sophistication de ceux qui vendent l’herbe du diable. La preuve d’une certaine impuissance de tout le lobby anti- tabac c’est l’implication des pouvoirs publics et l’interdiction de la publicité sur le tabac dans la plupart des endroits publiques ou supports média.

La sophistication est induite par la nature même du produit. La cigarette est l’un des objets du 20e siècle listé par Libération et qui a démarré en trombe au début pour devenir criminogène patentée à la fin. Objet d’opprobre et de mises en garde sur les risques encourus, la cigarette a encore des millions d’accros, victimes d’une image de soi et dépendants du taux vachard de la nicotine. Dans son histoire c’est celle des moeurs de ce siècle qui se reflète. Liée à la séduction féminine, au bout d’un fume-cigarette, elle a accompagné l’émancipation de la femme. Les réclames ont tout de suite visé l’idée d’exotisme avec le chameau de Camel et la belle andalouse des Gitanes, de rêve et de voyage mais aussi de terroir avec les fameuses Gauloises. Mais elle a fait et continue à faire dans le social car du petit-bourgeois au voyou et de la midi- nette à la dame de bonne famille et à la star de cinéma, le porte-cigarette démesuré aux lèvres avec cette pose fatale au visage enturbané d’un nuage voluté, elle a fait rêver les premières générations de femmes libérées. Ce fut la cigarette aussi bien que le pantalon qui a accompagné l’émanci- pation et l’égalité sexuelle. La futilité et la permissivité se sont concentrés symbolique- ment dans le petit tuyau de papier rempli de tabac coupé en fine julienne et auquel on met feu soit avec une allumette soit avec un autre accessoire dédié et inventé spécialement : le briquet.

Ca dure un peu, dit Pierre Giner, mais sur le plan de la métaphore cela brûle toujours telle la flamme éternelle. Et les versions instaurées par l’artiste fonctionnent chacune dans une autonomie surprenante. Ainsi l’installation vidéo exige une interactivité. “ Allume-moi ” est plus qu’une invitation, c’est une injonction. Le clic de souris fait passer le spectateur d’une histoire à l’autre. La cigarette se consume et la chronique grosse de conséquences s’enchaîne. Ca dure au- tant que le spectateur le décide, en fait. Et cela est plutôt rassurant. Devant les dégâts de la vie nous avons besoin de pouvoir encore décider de passer d’une histoire à l’autre car l’icône reste immuable. Dans la version papier l’aspect ludique est renforcé. Nous feuilletons le livret en deux temps.


On lit d’abord puis on fait défiler les pages pour avoir l’effet animation car la cigarette se consume dans un mouvement cinéma- tique en tournant les pages comme si on battait les cartes. Puis il reste la version netique. Dans toute sa plénitude multimé- diatique, elle fonctionne comme un rappel de type Memento mori, comme une Vanitas des temps modernes avec son ingrédient fumigatoire servant de remède. L’artiste s’adresse au globe entier grâce au rhizome planétaire, il propose une fantaisie qui aborde un tout autre registre bien différent du cow-boy ténébreux de la pub Malboro, tout aussi insidieux, mais certainement pas une fumisterie. Car pousser à la consomma- tion d’un produit nocif pour la santé sous la caution des bénéfices faramineux est sans doute l’une des plus grandes hypocrisies du siècle. Mais Pierre Giner n’est pas un moraliste de bas de gamme. Il ne veut pas nous faire des leçons de morale. Il entend bonnement nous mettre face à nos propres responsabilités et face aux paradoxes et contradictions de la modernité.

Revenons à cette cigarette qui brûle en l’espace de quelques secondes. Le temps de cette action n’est pas, cela va de soi,le temps qu’un fumeur rapide mettrait pour fumer sa clope. La durée, comme d’ailleurs le titre l’indique, est brève. Davantage rapide. C’est un temps réinventé qui n’a de réalité que sa valeur symbolique. Un clin d’oeil qui illustre un petit texte, bref lui aussi. Succinct. Concentré. Une pilule. Une fois dit, on peut passer au suivant. Puis à un autre. Une sorte de boulimie s’empare de nous comme si la lecture de ces dragées nous semblait familière. Comme si c’était un rendez-vous à ne pas manquer. Il y a quelque chose d’un aveu sur le canapé en fin de compte. Une mesure du temps et du monde en même temps.

Ca dure un peu est un scénario qui re- contextualise les moeurs de notre temps. L’artiste expose les sous-entendus sans pour autant refaire un discours ou imposer une rhétorique. Le travail de Pierre Giner ne rassemble pas des énoncés dogmatiques sur les méfaits de notre civilisation. Son approche est syncrétique et utilise des signi- fiants dans un souci de créer un climat libre de toute univocité. 

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